Quand je devais avoir la taille de cinq poireaux et demi, je ne comprenais pas vraiment pourquoi les adultes avaient à cœur de prendre des résolutions pour la nouvelle année.
Je voyais l’année à venir comme la continuité de la douce promesse amorcée par la magie de noël, une fête qui symbolisait la concrétisation de certaines merveilles (et non un vieux machin capitaliste) : un pull avec des poneys dessus , le banissement de tout ce qui pouvait s’apparenter à des choux de Bruxelles pour une plongée délicieuse dans le gras et le sucre, la joie d’accrocher des boules de noël n’importe comment sur le sapin en me voyant gratifier de sourires émerveillés, comme si je venais de donner vie à Mona Lisa (et découvrir bien plus tard que j’avais juste une inclinaison naturelle pour tout ce qui n’est pas parfaitement aligné et des proches encourageants… ou juste une flemme décorative chronique).
Il y avait dans ces festivités un je-ne-sais-quoi de la joie procurée par l’infinité des possibles.
Si le pull orné de poneys était bien là, il était certain que des choses bien plus folles pouvaient se matérialisaient dans un avenir proche.
Un chien pour mon anniversaire.
Parvenir à gagner un mamouth multicolore (pour les gens qui seraient nés en ayant toujours connu l’excroissance palmaire nommée smartphone, et ceux qui auraient eu le malheur de ne pouvoir se distraire qu’avec les ossements de leurs ancêtres étant enfant, il s’agit en réalité d’une bille géante. Mes parents, malgré leur bonté évidente, auraient manqué de place pour une vache poilue géante psychélique. Fort dommage, je le conçois).
Ou encore déguster encore en douce des milliers de glaces à la pistache avec mon grand-père juste avant le repas.
Les adultes, en revanche, ne semblaient pas toujours embracer cette ère avec cette joie de circonstance. Il y avait de l’espoir, bien sûr. Beaucoup.
Une santé de fer…
Garder ceux que l’on aime bien au chaud ou avec un cornet de glace à la main.
Un gouvernement de gauche (gamine, je pensais que l’on déclarait son allégeance politique en fonction de sa main d´écriture. Je trouvais cela super chouette que tous ces gauchers puissent enfin écrire sur un bureau sans avoir à se cogner sans cesse contre le coude du voisin).
Du haut de ma hauteur relative, je trouvais leurs souhaits quelque peu étroits (j’avais 6 ans, avec la dose de jugement hâtif qui va avec). D’autant plus qu’ils s’accompagnaient de choses qui me paraissaient relever de la torture bien plus que du bonheur : l’arrivée des choux de Bruxelles à la vapeur, trier tout un tas de papier avec des numéros dessus qui n’avaient visiblement rien d’un conte d’Andersen, ou encore courir juste pour suer sans s’arrêter pour contempler des fourmis (même maintenant, je prétends encore pouvoir courir 30 minutes en continu… En réalité, loué soit le dieu des fourmis pour m’offrir une pause salutaire).
Les enfants ont un cerveau fait pour appréhender l’infinité. Saut que la plupart finissent souvent par troquer leur envie de se gaver de fraises en se constellant la face par un tutoriel sur la meilleure manière d’éliminer des tâches sur du blanc (au cas où vous poseriez la question, rien de mieux que le citron, le sel et du savon de marseille sur une tâche coriace de vin rouge, mais là n’est pas le propos).
Je n’ai pas échappé à la règle des boîtes. Ni aux vœux qui demandent juste que cette année soit un peu moins éprouvante que l’année précédente, passée à respirer derrière un masque qui sent la boîte à pharmacie ou à constater que des gens conçoivent encore la terre comme plate. Ni aux aléas de l’existence qui font que les glaces partagées en douces ne le seront plus avec la même personne, parce qu’elle a été bien trop occupée à parvenir à respirer encore au milieu de son cancer plutôt que d’engouffrer un bâtonet glacé.
Il y a des tas de choses que ces petits morveux condescendants ignorent.
Qu’il n’est pas toujours possible de faire des claquettes, si l’envie nous en prend, au beau milieu de l’open space. Que l’on ne peut pas toujours repousser ses comptes pour faire un marathon de billes. Que les gens qui vous ont aimé peuvent retirer leurs cartes, passer d’un tout à un pas grand chose, même après dix ans de bonbons partagés.
En décembre 2021, il m’a fallu fermer les yeux bien forts et concentrer des efforts assez surhumains pour aller chercher des restes de ce vieux sentiment. Celui des portes grandes ouvertes et des fourmis à contempler.
J´étais bien au chaud dans mon royaume. Mais la vue qui s’offrait à moi ressemblait plus à un champ de mines qu’à un verger d’arbres à gâteaux. Avec des gens qui vendaient des flasques de leurs sueurs de poitrine alors que le monde brûlait. Des tas de citation sur Instagram incitant à avoir un derrière à faire pâlir la voisine tandis que d’autres se demandaient encore si leur réserve de pâtes allaient suffire pour le mois. Des histoires de puces implantées par un reptile géant, pendant que tout un tas de chouettes auteurs s’épuisaient à fournir de l’information en ligne. Les espoirs déçus d’un monde post-Covid promis au renouveau face au fracas des extrémismes en tout genre.
En décembre 2021 est arrivé un point ou l’autre, là, du haut de ses 5 poireaux et demi, avait tout intérèt à ramener ses fesses dare dare, avec son pull à poney, sa condescendance infantile et son amour des bêtes poilus.
Lorsqu’elle s’est pointée, avec ses yeux géants et son nounours râpeux, je lui ai passé le volant de mon existence, parce que visiblement, la stratégie des boîtes n’avait pas l’air d’avoir franchement les effets escomptés.
Elle a sucé deux secondes son index (qui lui vaudrait quelques années d’appareils dentaires mais le plus merveilleux des orthondondistes au doux nom proche d’une marque de foie gras, assorti de la bienveillance d’un oeuf mollet, tout dur à l’extérieur, et si fondant à l’intérieur… Je ne vous cache pas qu’aucun autre professionnel des ratiches n’est parvenu depuis à rivaliser avec ce géant au coeur tendre qui s’exclamait : « Mademoiselle, une jeune fille de votre qualité se doit de se brosser les dents avec entrain !« ).
Elle a sans doute hoché un peu la tête, son regard plein d’évidence rivé au mien, et déclaré :
« Et bien adopte des animaux poilus, non ? »
…

Je l’ai regardée, un poil incrédule, et j’ai bien reconnu ce petit air agacé qui la faisait ressemblait à un petit pug contrarié. Alors je n’ai pu que rétorquer : »Je sais très bien à quoi tu penses, mais niveau espace, on sera un peu limité pour une armée de Saint-Bernard… On peut toutefois faire un peu plus qu’un hamster cette fois-ci…«
Cette petite insolente a fait une danse des fesses de la joie, tapé dans ma main pour formaliser cet accord tacite, exigé un pas de claquettes et s’en est allée en sautillant gaiement.
Quand je suis revenue dans le monde alternatif des boîtes (ou la vie réelle, c’est selon) j´ai regardé la Perfide Albion dans le fond des yeux (soit mon cher camarade britannique, lui-même occupé à siroter l’un des nectars de sa terre natale) par dessus mon verre de vin rouge, et clamé haut et fort : »Allez viens, on part pour une aventure. J´adopte un chat aujourd’hui ».
Il a un peu recraché sa bière en prétendant qu’il avait bu trop vite (mais après des siècles à nous l’avoir fait à l’envers, nous ne sommes point dupes, nous, Français, des tactiques de dissimulation éhontées de ces fichus Anglais), m’a contemplée un instant, puis s’est fendu d’un sobre :« Ok, let’s do it » (l´inénarrable flegme anglais, je présume).
Après une première tentative de visite de refuge qui nous a laissés exangues et fébriles, telle un pot de gelée fraîchement démoulé (la faute à une armée de chiens poilus mignons dont les yeux brillants hurlaient : « MOIIIIIII ! GRATTEEEE MOIIII ! PRENDS-MOIIIII ! »), nous avons atterri dans le palais des chats dont personne ne voulait.
Je me suis dit qu’à partir de là, les choses allaient couler tel un fleuve tranquille, et que le plus dur était fait.
Puis j’ai vu une armée poilue dont les yeux ronds me dévoraient du fond de leurs cages.
J’ai tenté de trouver un peu de soutien moral auprès du britannique, mais je me suis vite rendue compte qu’il était lui même embourbé dans ses propres démons émotionnels (soit fondre devant un chaton blanc qui lui montrait allègrement son anus, puis manquer d´attraper la gale en voulant gratter un vieux chat gris en plein traitement).
Mon esprit pragatique a tenté de reprendre le dessus, parce qu’à ce rythme là, il était fort probable que nous rentrions avec une foule de chats (dont un galeux) dans ma tannière.
Quelque part dans un recoin d’internet, j’avais lu que les chats noirs étaient ceux susceptibles d’être les moins désirés. Et voilà que mon cerveau s’est remis en marche, faisant la connexion : chat noir = cible finale.
C’est donc d’un pas décidé que je me suis dirigée vers une cage située dans l’arrière-partie du refuge.

La cible fut rapidement identifiée.
Sauf que….
Terrée sur ses pattes arrières et crachant à la mort, elle s’apparentait à l’incarnation de Belzébuth. Mon esprit rationnel s’écriait : « Oh un chat noir c´est luiiiii !« , mais mes émotions, au contraire, m’indiquaient que ce chat là serait prêt à m´égorger une nuit de pleine lune, dès que l’occasion se présenterait.

J’étais encore empêtrée dans mes contradictions lorsque le britannique est arrivé à ma hauteur et m’a dit : »C’est comme tu le sens, hein, mais pour un premier chat, celui-ci me paraît quand même être un sacré défi ». Il alors tenté de glisser un doigt dans la cage dans un geste de bonne volonté, sauf que l’autre a voulu le déchiqueter, semblale à un anglais un lendemain de cuite, confronté à un bonne vieille portion de black pudding.
L’anglais a retiré son doigt vite fait, et buté contre la cage adjacente.
Et là, le miracle s’est produit.
Un félin tricolore aux yeux d’ewok s’est mis à ronronner comme si sa vie en dépendait. Le britannique a ouvert la cage (sans y perdre son intégrité physique cette fois), attrapé la créature qui s’avançait vers lui, et la scène qui s’en est suivie était digne de celle du Roi Lion (ou d’un grand moment zoophile, tout dépend de votre degré d’innocence)…

Une séance de léchage à faire pâlir la censure plus tard, je me suis moi-même approchée de la bête que l’anglais m’a cédée à grands regrets. Deux minutes encore plus tard, je m’acharnais à tenter de signer les papiers d’adoption avec les pieds, parce que mes mains étaient trop occupées à porter Chester que je refusais de laisser à l’enfant du Brexit (parce qu’on ne peut pas tout avoir, les Beatles et le chat le plus fantastique de l’univers).
Chester, c’est un peu l’une des meilleures décisions récentes de mon enfant intérieur. Parce qu’elle a tout d’un chien et ramène les balles comme une pro. Parce qu’elle mange en poussant des gloussements de plaisir, comme si elle découvrait la bouffe pour la première fois à chaque milimètre de pâtée avalée. Parce qu’elle passe des heures en hiver sur mes genoux quand j’écris. Parce que même si elle ruine parfois mes grasses mâtinées, c’est pour la bonne cause dans son monde de chat (me lécher le nez avidement avec une vieille haleine de croquette, ou tout simplement me pétrir le bras comme du bon pain en ronronnant à tout va).
Il n’y a pas eu un moment où j’ai regretté la ptiote de m’avoir poussée à prendre cette décision.
Pas même lorsque cette radasse de chatte a dévoilé qu’elle n’était en fait pas stérilisée et s’est envoyée le chat du voisin sous le regard amusé de l’assemblée présente ce jour là, dont ma chère M., qui pouffait en disant : »Allez, si cela donne un chaton, j’en prends un, mais on sait tout très bien que c’est impossible« .
(RIRES PRÉ-PROGRAMMÉS).
Chester, du haut de ses ovaires encore hyper actifs, a fini par donné naissance à 6 adorables rejetons, des sangs-mêlés maincoon. Durant trois mois, ces derniers ont ponctué mes nuits de cavalcades effrenées après une mouche à 4h du matin, finissant par me laisser, telle une mère en plein désarroi, pour aller remplir de joie et d’insomnies le foyer de nouveaux proriétaires, dont M. (qui quoiqu’initialement indifférente aux félins s’est avérée une amazone farouche dès lors que l’on ose toucher à son chat). Cette épopée a même a ajouté une nouvelle addition couinante quoique divine à mon équipe de félidés (Lord Grey Socks de son petit nom).
Il ne faut pas toujours croire au monde des boîtes et à ses limitations.
Je ne dis pas non plus qu’adopter une armada de chats ou de mamouth multicolores soit le remède ultime.
Chacun a ses rituels pour invoquer le gamin ou la gamine qui sommeille en lui. Celui qui adorait courir après un ballon juste pour la plaisir et non pas la compétition. Celle qui avalait des tonnes de livre sous la couette en cachette tard le soir. Ceux qui aimaient faire des danses ridicules pour les présenter à des adultes amusés (et il faut bien le dire, plutôt patients face aux pièces de théâtres improvisées où le monologue principal faisait rimer 18 fois le mot « courgette » avec « pas chouette »). Celui qui n’avait aucune angoisse en étant lui-même. Celle qui se promenait en culotte sans se soucier des injonctions des autres sur son corps.
La réalité et ce qu’elle est, avec les tonnes de choses bonnes ou mauvaises qu’on laisse rentrer dedans. Il y a celle contre laquelle on peut s’épuiser à lutter pour pas grand chose, en oubliant qu’un peu, c’est déjà bien….
Il y aura toujours des comptes à faire, des comptes à rendre, et des frontières de soi qu’on ne peut dépasser…
Mais au fond, la réalité est celle que l’on veut bien en faire, avec ses plafonds de verre contre lesquels on peut parfois s’écorcher un peu en les brisant. En demandant, s’il le faut, à son ancien moi de nous faire la courte échelle pour voir de l’autre côté, là où il y a des rires. Des gens. Des petites et des grandes victoires. Des pulls poneys. Et aussi, des gros chats gloutons.
Chester vient par ailleurs entre deux beuglements après un oiseau de me rappeler qu’un élément important de ce récit (et pas des moindres) a été occulté : la naissance de son patronyme.
Tout simplement, il se trouve que ce même mois de 2021, je me suis retrouvée à larmoyer de joie devant la vidéo tournée lors du concert d’hommage au chanteur Chester Bennington (je ne reviendrai pas sur ce que suscite toujours cette référence musicale, parfois difficilement assumée, et dont vous pourrez lire des tartines dans le volet précédant cette trépidante aventurer).
Ce qu’il y a de parfaitement fantastique n’est pas tant la performance musicale que ce qu’il se passe avec la foule, alors que les parties chantées par Chester sont cencées restées vacantes.
Je trouve qu’elle en dit beaucoup, cette vidéo. Sur comment la chanson d’un groupe qui ne marquera peut-être pas l’histoire du rock a pu remuer des tas de gens pour différentes raisons. Sur la façon dont juste quelques notes adolescentes peuvent résonner là où il faut, au bon moment. Assez pour, qu’au fond, on en oublie un peu la rage et la lourdeur, la bienséance musicale.
Assez pour chanter à pleins poumons un refrain qui dit le contraire de ce qui est train de se passer.
Assez pour signifier que l’absence, les boîtes, la mort, le sentiment de « pas assez », les choux de Bruxelles, tout cela, ce n’est pas insurmontable.
Qu’on va sans aucun doute y arriver, avec une foule qui va chanter en s’en foutant du reste, comme nous à cet instant. Avec peut-être l’aide d’un mini poireau qui arriveà point nommé. Un chat poilu nommé Chester….
Et peut-être même en imposant une journée claquettes dans l’open space.